La plate-forme Swift, arme centrale et cybernétique de la géopolitique mondiale
La guerre en Ukraine met en évidence l’évolution des équilibres géopolitiques et la profondeur des nouvelles asymétries dans la puissance cybernétique.
Laissons de côté la question de l’information, de la propagande et de la censure, centrale dans toutes les guerres, celle-ci ne fait pas défaut. Ce qui est nouveau, c’est la projection extraterritoriale des grandes plates-formes qui peuvent à la fois remonter des informations provenant de la population connectée, et promouvoir de nouvelles formes d’influence non plus seulement verticale, mais également horizontale, impliquant des citoyens ordinaires. C’est une nouvelle expression du soft power.
Une histoire des paiements entre banques
L’exemple de Swift, la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, est particulièrement emblématique des changements en cours et il est utile de revenir sur l’histoire pour comprendre comment les plates-formes, de simples facilitateurs de services sont devenues des vecteurs essentiels de la puissance des États. Il s’agit maintenant de l’expression du hard power.
Jusqu’aux années 1970, la communication entre les établissements bancaires n’était pas intermédiée, elle s’appuyait directement sur les services des opérateurs de télécommunication. Pour pallier la lenteur et la faible sécurité de ces interactions dans un contexte de croissance des échanges, différentes plates-formes concurrentes proposées par des institutions bancaires sont apparues à cette époque.
Parmi celles-ci, le système Swift, société coopérative développée par un consortium d’institutions bancaires et financières américaines et européennes, offre à partir de 1977, un protocole sécurisé d’authentification des parties, d’autorisation des transactions et bien sûr d’enregistrement des échanges. Swift devint progressivement un acteur dominant des échanges financiers internationaux.
À tel point qu’en 1997 la Commission européenne contraindra Swift à ouvrir son fonctionnement à toutes les institutions étant donnée sa position monopolistique qui en faisait de facto un service essentiel. Cette décision intervint après le refus de Swift d’intégrer un établissement français : La Poste. L’impact fut important, de nombreuses institutions rejoignirent Swift et l’effet réseau contribua massivement à faire de Swift un nœud incontournable des échanges financiers internationaux.
Swift, le centre mondial des échanges financiers
La centralité de Swift dans les échanges financiers changea de facto les potentialités de l’organisation. Dès les années 1990, l’administration américaine tentera d’accéder aux données de Swift dans sa lutte contre le blanchiment. Ce dernier générait une source d’information trop riche pour ne pas être exploitée. Si Swift opposa un refus à cette demande, l’administration finit par avoir raison de Swift après le 11 Septembre 2001, dans sa lutte contre le terrorisme.
Le Terrorist Finance Tracking Program américain obtint l’accès aux données de Swift, d’autant plus facilement que même si Swift est de droit belge et basé à côté de Bruxelles, il dispose d’un centre de données en Virginie, précisément l’État des États-Unis où sont installées une partie des capacités d’écoute globale.
Swift était donc devenu un outil de surveillance sans pareil. Dans le même temps de nouvelles formes de monnaies apparaissaient qui permettait de contourner la surveillance et d’échanger sans tiers de confiance, comme le Bitcoin, dont la capitalisation allait atteindre des sommets, mille milliards de dollars avec un pic en avril 2021.
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Mais les plates-formes ne sont pas seulement des systèmes propices à la surveillance. Elles permettent aussi la coercition. Les États-Unis et l’Europe allaient en faire une première démonstration avec le blocage de l’accès à Swift des institutions iraniennes en 2012 dans le cadre des sanctions contre l’Iran concernant le programme nucléaire. L’ensemble des banques, y compris la banque centrale, furent coupées du monde avec un impact terrible pour le pays.
La guerre en Ukraine suscite un nouveau recours des États-Unis et de l’Europe à cette arme extrêmement puissante de l’éviction du système Swift d’un pays, ou tout au moins d’une partie de ces institutions bancaires.
Swift n’est pas la seule plate-forme
Un nombre croissant de plates-formes occupent des positions quasi monopolistiques sur certains services qu’on peut considérer comme essentiels. C’est le cas des paiements pour les particuliers, quelques sociétés comme Visa et MasterCard, occupent une position dominante. Les Russes en ont d’ailleurs été déconnectés. C’est également le cas du Cloud, même s’il y a plus d’acteurs, ou des plates-formes de la mobilité, comme iOS ou Android, qui peuvent décider de restreindre l’accès de leur plate-forme, d’autoriser ou non des applications. La France a d’ailleurs essuyé des refus pour ses premières propositions d’applications de contact tracing pour lutter contre l’épidémie de Covid-19.
Les conditions de l’exercice de la souveraineté ont donc radicalement changé. La dépendance de plates-formes étrangères pour des services essentiels est une vulnérabilité absolue, qui pourrait devenir supérieure aux approvisionnements énergétiques par exemple, pour lesquels on peut prévoir un minimum de stock. Avec les plates-formes, l’arrêt est instantané et sans alternative.
Le recours par les États-Unis et l’Europe au pouvoir de pression qu’ils détiennent sur Swift dans une fonction de hard power, fait de facto de Swift un service non universel. Il ne s’agit pas d’une décision des Nations unies par exemple. L’asymétrie de puissance entre les États devient, par cette capacité non liée aux armes classiques de la défense, radicale. Pour autant les plates-formes n’obtempèrent pas toujours à la pression des États comme l’ont montré les diverses tensions entre par exemple Apple et le FBI, ou même Swift et la Financial Action Task Force dans les années 1990.
Cette asymétrie poussera les pays menacés à développer des alternatives. La Russie a développé sa propre plate-forme, SPFS, après la première menace de déconnexion en 2014, mais celle-ci a peu de connexions internationales. La Chine par contre a une forte avance dans le déploiement des outils financiers numériques. Presque 90 % de la population utilise des apps comme WeChat ou Alipay pour les paiements courants. La banque centrale a également développé une monnaie digitale en coopération avec les acteurs de la tech, qui est utilisée depuis 2020 de manière expérimentale. L’avance chinoise a fait réagir le président Biden.
La Chine dispose également depuis 2015 d’une plate-forme interbancaire pour les paiements en Yuan, CIPS, dépendant d’un consortium de banques nationales et étrangères, dont fait partie BNP Paribas par exemple. Une banque peut donc participer à plusieurs plates-formes pour des échanges dans des monnaies différentes en particulier.
La taille de CIPS est extrêmement modeste en regard de Swift, 1300 membres et 13 000 transactions quotidiennes, contre 11 000 membres et 42 millions de transactions quotidiennes pour Swift. De plus, d’après les données de Swift, au mois de janvier, le yuan chinois ne représentait que 3,2 % des paiements, contre près de 40 % pour le dollar.
La Chine cherche à rééquilibrer ce chiffre en fort décalage avec les PIB respectifs des deux pays. CIPS a connu une forte croissance annuelle, techniquement la plate-forme est opérationnelle et sa croissance sera favorisée par le contexte géopolitique. Toutefois, dans le contexte de tension actuelle et étant donné les pressions américaines pour imposer des sanctions globales touchant la Russie, CIPS ne jouera probablement qu’un rôle modeste dans le présent conflit. Il faudra voir l’évolution de la répartition des monnaies dans lesquelles se font les échanges internationaux sur le plus long terme. Les 17 milliards d’euros d’hydrocarbures russes achetés par l’Europe depuis le début du conflit ukrainien ne sont pas payés en Yuan ! Publié par Dominique Manga dans
AUTEUR
Stéphane Grumbach
Directeur de recherche, Sciences Po
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