Guerre d’Ukraine : vainqueurs auto-proclamés et vrais « losers »
L’approche résolument favorable aux revendications anciennes de Moscou adoptée par la nouvelle équipe en place à Washington signifie-t-elle que la Russie est, à ce stade, le grand vainqueur de la guerre d’Ukraine ? Que l’Ukraine elle-même aura résisté pendant trois ans pour (presque) rien ? Que les États-Unis tireront à long terme les bénéfices de cette posture stratégique en Europe ? Et que l’UE est marginalisée et réduite à un rôle secondaire sur son propre continent ? Les succès apparents ne doivent pas occulter les revers stratégiques réels des vainqueurs autoproclamés.
Depuis que l’administration Trump II a unilatéralement entamé, le 18 février dernier, des pourparlers directs et exclusifs avec la Russie en Arabie saoudite sur le sort de l’Ukraine, la fin du conflit est partout annoncée par les communicants MAGA. Même si un simple cessez-le-feu semble bien improbable à l’heure actuelle, le nouveau président américain clame qu’il fera sous peu triompher le « camp de la paix », étant entendu qu’il en revendique la tête. Qui sait s’il n’aura pas également l’aplomb de faire demander pour lui-même le prix Nobel de la paix 2025 ?
Après trois ans de guerre à grande échelle, si les termes de négociation annoncés la semaine dernière se confirment, on doit donc revenir à la question essentielle de victoire et celle, corollaire, de la défaite : qui, dans ce conflit armé, peut réclamer le statut de vainqueur ? Et, réciproquement, qui se voit infliger celui de vaincu ?
La guerre des récits a depuis longtemps doublé et aggravé la guerre des militaires : désormais la géopolitique de l’Europe est confrontée à un récit viral portraiturant Russie et États-Unis comme des vainqueurs pour mieux reléguer les Européens et les Ukrainiens au rang de « losers ». Mais si la géopolitique se nourrit des récits, les récits – surtout publicitaires – n’épuisent pas la donne stratégique. Comme le soulignait Machiavel dans le chapitre XVII du Prince : l’homme politique sait faire illusion mais quand il doit apprécier les forces et les faiblesses d’un ennemi, il doit éviter de se fier uniquement à ses yeux (les juges des apparences), pour recourir à ses mains (palpant la réalité). Disons-le tout net : à ce stade des discussions sur l’Ukraine, la réalité de la victoire et l’irréversibilité de la défaite sont encore affaire de narration. Plongeons donc dans la réalité.
L’Ukraine, aujourd’hui dénigrée et en réalité résiliente
Dans le récit trumpien partout diffusé aujourd’hui, l’Ukraine et son président doivent être traités en losers et même en purs et simples vaincus.
Tout dans le comportement du président américain et de son équipe vise à précipiter et à consacrer la défaite du pays : après avoir été sommée de céder à vil prix ses ressources en terres rares, l’Ukraine est exclue de la table des négociations sur son propre sort, comme les vaincus des deux conflits mondiaux, qui plus est par son protecteur auto-désigné ; son gouvernement légal est ouvertement dénigré et sa légitimité sapée ; elle se voit même menacée de « sanctions de guerre » pour dédommager les États-Unis de l’effort financier consenti pour la soutenir face à une invasion illégale. Sous le revirement stratégique et la dérobade militaire pointe une continuité : pour les États-Unis, l’Ukraine n’est pas un acteur mais un enjeu.
La défaite symbolique de l’Ukraine – celle du récit – est évidemment redoublée par les revers réels. Le pays, initialement de 43 millions d’habitants, a perdu, outre 80 000 à 120 000 soldats tués au combat, plus de 6 millions de réfugiés et plusieurs millions de nationaux incorporés dans la Fédération de Russie. Et plus de 20 % de son territoire risquent désormais de passer officiellement sous souveraineté russe.
Privée de perspective d’adhésion à l’OTAN par l’administration Trump, elle risque de subir une démilitarisation comparable à celle imposée à l’Allemagne à l’issue du Traité de Versailles de 1919. Dans une conjoncture où la défaite symbolique semble devoir se conjuguer avec les infortunes humaines et matérielles, l’Ukraine ne peut se préserver du désespoir qu’en songeant au fait qu’elle a manifesté son identité nationale – si souvent niée – les armes à la main.
Confrontons donc le narratif et la réalité : le narratif est celui d’un État failli et dépecé alors que la réalité stratégique est celle d’un État qui a repoussé l’occupation totale de son territoire. Si les Ukrainiens ne sont pas vainqueurs à date, ils sont pas les « losers » réduits à la minorité internationale.
Les États-Unis, stratégiquement discrédités
Washington peut-il, de son côté, revendiquer le trophée de la victoire stratégique en Ukraine ? L’administration Trump II ne règle-t-elle pas le sort du Vieux Continent exactement comme l’administration Biden avait prétendu le faire, mais dans une autre direction ? Les États-Unis ne peuvent-ils pas aujourd’hui plus que jamais se prétendre les arbitres de l’Europe ?
Rien n’est moins sûr : la politique ukrainienne de toute la dernière décennie (administrations Obama, Trump I et Biden) a en réalité illustré le refus des États-Unis d’endosser un rôle de leader en Europe. Ils ont encouragé l’Ukraine à l’inflexibilité à l’égard de la Russie sans pour autant lui éviter l’annexion de la Crimée en 2014, la montée des tensions sous l’administration Trump I puis l’invasion en 2022. Puis ils l’ont soutenue durant presque trois ans pour ensuite la renier à la faveur d’une alternance politique. Washington ne s’est pas comporté en chef de file en Ukraine mais en pyromane, déclarant d’un côté que Kiev devait mener sa politique d’alliances de façon libre mais écartant d’un autre côté toute perspective concrète d’adhésion à l’OTAN.
L’une des grandes leçons de la politique ukrainienne de Washington, c’est qu’il apparaît fort risqué de figurer parmi les « alliés » des États-Unis : c’est se placer non seulement à la merci de revirements d’alliances soudains mais également s’exposer à être constamment admonesté et vilipendé sur la scène internationale.
Le 24 février 2025, pendant un rassemblement de soutien à l’Ukraine, à Vilnius, capitale de la Lituanie, alliée constante de Washington depuis l’obtention de son indépendance, il y a trente-cinq ans. Des manifestants brandissent cette caricature assimilant l’entente Trump-Poutine au pacte soviéto-germanique de 1939, dont l’une des clauses avait abouti à l’absorption des pays baltes par l’URSS. Petras Malukas/AFP
Les Européens en ont fait les frais : critiqués pour leur pacifisme supposé par l’administration Biden au début de la guerre ils sont désormais critiqués, avec les Ukrainiens, pour n’avoir pas su finir la guerre.
Dans cette guerre, les États-Unis n’enregistrent aucun gain stratégique majeur : ils ont miné leurs propres réseaux d’alliés, précarisé leur plus grande alliance militaire au monde, l’OTAN, sans pour autant refouler leur rival stratégique régional, la Russie.
Les artifices de communication trumpistes n’y changeront rien : les États-Unis ont, dans ce conflit, engrangé des revers stratégiques structurels indéniables. La longue crise ukrainienne, de la Révolution orange aux pourparlers actuels en passant par l’Euromaïdan et l’annexion de la Crimée, est le contraire d’une démonstration de force pour la stratégie internationale des États-Unis : c’est un fiasco coûteux financièrement et ruineux stratégiquement. L’effet de contamination sur les alliances asiatiques risque d’être massif et rapide : qui souhaitera s’appuyer sur le parapluie américain face à la République populaire de Chine ?
La Russie, durablement « déseuropéanisée »
Et la Russie ? Est-elle le grand vainqueur de toute cette séquence ? Après tout, n’a-t-elle pas obtenu la promesse d’une non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de sa démilitarisation et de sa transformation en un État-croupion entre le territoire russe et celui de l’UE ? Outre les 20 % de territoires (de population et de ressources naturelles ukrainiennes) dont elle s’est emparée, elle veut jouir du prestige d’être traitée comme un pair stratégique par les États-Unis.
Toutefois, s’agit-il d’une victoire – même à la Pyrrhus ? À l’échelle historique, Moscou a perdu en quelques années tous les investissements qu’elle avait consentis durant les années 1990-2000 dans son dialogue avec l’Ouest. Elle a délibérément dilapidé ses relations avec son débouché économique naturel : l’Europe. La Russie s’est durablement déseuropéanisée et paiera le prix de ce divorce sous la forme d’un abaissement de sa croissance potentielle (pertes de marchés, pertes d’investisseurs, pertes d’actifs) et sous celle d’un effort de défense considérable qu’elle devra entretenir sur la durée sur toute sa partie occidentale, à moins que des forces politiques qui lui sont favorables parviennent au pouvoir simultanément dans les principaux pays de l’UE, ce qui paraît peu probable.
Là encore, il faut mesurer ce succès avec les mains et non avec les yeux : la Russie n’a pas obtenu l’intégralité de ses buts de guerre, loin de là. Elle n’a pas fait disparaître l’Ukraine et n’a pas fait reculer l’OTAN.
Ce hiatus stratégique – délibérément poursuivi par la Russie dans cette guerre – est-il compensé par un « pivot vers l’Asie » réussi ? Cela reste à voir : la République populaire de Chine pourra au mieux lui concéder par moment le rôle de « brillant second » que l’Autriche-Hongrie jouait à l’égard de la Prusse. Moins qu’une victoire à la Pyrrhus, c’est plutôt un pari stratégique qu’elle a lancé, sans que le gain soit ni certain ni substantiel.
L’UE face à ses responsabilités
Malgré les déclarations condescendantes de l’administration Trump II, l’UE peut-elle considérer qu’elle a empoché des gains stratégiques dans cette guerre ? Là encore, les avancées sont maigres et les coûts importants : elle a franchi de nombreuses étapes dans sa maturation capacitaire, mais elle n’est pas passée en économie de guerre ; elle soutient à bout de bras l’État ukrainien mais elle ne s’est pas imposée à la table des négociations.
Si elle se montre réactive et créative, elle peut, à moyen terme exploiter les vides béants laissés par la Russie et par les États-Unis sur la scène européenne : d’un côté, la Russie s’est enfermée dans le rôle de puissance militaire en Europe. Elle ne pourra donc plus attirer à elle des États que sous la menace des armes. L’Union doit donc reprendre rapidement ses efforts d’élargissement pour ne pas laisser d’espace à ses portes. D’un autre côté, les États-Unis ont ouvertement renoncé à leur statut de protecteurs de l’Europe : ils veulent en être les dynamiteurs idéologiques, les fournisseurs industriels et technologiques, et les dominateurs stratégiques. Si l’Europe ne veut pas figurer parmi les défaits de la guerre d’Ukraine, elle doit donc assumer avec détermination l’intégralité de sa propre défense. Le temps est venu. ( source The Conversation )
Publié par Dominique Manga
AUTEUR
Cyrille Bret
Géopoliticien, Sciences Po
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