Climat : l’épineuse question de la responsabilité historique des pays industrialisés

À Saint-Louis (Sénégal), en août 2021, une petite fille observe les travaux de construction d’une digue contre la montée des eaux due au réchauffement climatique. John Wessels/AFP Cela ne vous aura pas échappé : la 27e Conférence des parties à la Convention climat des Nations unies s’ouvre ce lundi 7 novembre 2022 à Charm el-Cheikh, en Égypte. Les discussions, qui s’annoncent âpres, se poursuivront jusqu’au 18 novembre prochain. Ce sera en effet la première COP où la question des compensations financières pour les dommages subis par les pays en développement figurera en haut de l’ordre du jour. Cette rencontre au sommet, qui réunit près de 200 pays, promet d’être chahutée par la défiance grandissante du Sud envers le Nord, et par les revendications récurrentes du groupe « pays en développement + Chine », rien moins que 6,5 milliards d’habitants sur les 8 de la planète ! La saga des 100 milliards Pour comprendre les tensions et débats autour de cette question centrale (qui est responsable du réchauffement, qui devrait payer ?), il faut faire un retour en arrière. Décembre 2009 : alors que les négociations à la COP15 de Copenhague entrent dans leur dernière ligne droite, le président états-unien Barak Obama propose une enveloppe de 100 milliards de dollars par an, à mobiliser à partir de 2020 pour le financement des politiques d’atténuation et d’adaptation dans les pays en développement. Il s’agissait ici moins d’une « solidarité Nord-Sud » que d’une tentative d’arracher un deal : des transferts financiers en provenance des pays industrialisés contre des engagements de réduction des émissions des grands émergents. Tous se refuseront, Chine en tête, à promettre quoi que ce soit. Treize ans plus tard, selon l’OCDE, les 100 milliards seraient en passe d’être réunis. Mais l’annonce est accueillie avec scepticisme et méfiance par les pays en développement. Cette enveloppe est en effet constituée très majoritairement de prêts – qu’il faudra donc rembourser – plutôt que de dons. Peu transparents quant à leur caractère « nouveau et additionnel » par rapport à l’aide au développement traditionnelle, ces financements échappent presque à tout contrôle des pays du Sud quant à leur affectation. Le bol d’air qu’avait constitué la promesse des 100 milliards s’est aujourd’hui mué en une profonde frustration. Le serpent de mer des « pertes et dommages » Dès 1991, lors des premières négociations pour la Convention climat des Nations unies, l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS), tous vulnérables à la montée des eaux, proposait déjà un « mécanisme international de compensation financière pour les pertes et dommages associés aux effets négatifs du changement climatique ». De fait, un mécanisme international pour pertes et préjudices sera créé en 2013 à la COP19 de Varsovie. Mais, deux ans plus tard, l’Accord de Paris précisait qu’il s’agissait d’un outil de coopération et non de réparation, et qu’il « ne peut donner lieu ni servir de fondement à aucune responsabilité ni indemnisation ». Un « dialogue sur les pertes et dommages pour les pays les plus vulnérables » aura finalement été engagé à la COP26 de Glasgow (2021) (dit « Pacte climatique de Glasgow »). Ces dernières années, les pays du Sud auront mis la pression pour qu’un mécanisme financier de compensation des préjudices puisse être officiellement lancé à la COP27. Mais les États-Unis et l’Europe n’en ont jamais voulu et ils ne soutiendront pas la création d’un nouveau fonds. À Charm el-Cheikh, pour cette COP27, ils se limiteront donc à proposer – c’est la position officielle de l’UE – de renforcer les institutions existantes. Ces tensions intenses trouvent leurs racines dans la représentation des « responsabilités historiques », concept qui structure les négociations depuis le début des années 1990. Les responsabilités historiques, cette dimension structurante des négociations climat Le principe des « responsabilités communes mais différenciées », inscrit dans la Convention climat de 1992, a gravé dans le marbre la division du monde en deux blocs ainsi que le concept de responsabilité historique des seuls pays industrialisés. Il a jusqu’ici exonéré les pays du Sud, Chine comprise, de toute obligation de réduction des émissions ; puis fait entrer la thématique du financement de l’adaptation ; et enfin, celle des compensations financières pour les dommages subis par les pays du Sud. C’est, depuis 30 ans, un élément central des négociations climat, exprimant la demande d’une solidarité internationale face aux menaces du réchauffement. Au moins dans les discours, car les difficultés ont été constantes. Ce principe des responsabilités historiques s’est en effet transformé au fil du temps en revendications de plus en plus pressantes, toutes formulées en termes de « justice climatique ». Les États-Unis ont toujours été un opposant tenace à ce principe. Ils ne s’y sont jamais ralliés et ce sera couché sur le papier dès la conférence de Rio (1992). Ce principe ne peut donc être interprété comme une reconnaissance d’obligations internationales de leur part ; encore moins comme « une diminution des responsabilités des pays en développement ». Cette position demeure la ligne rouge de la diplomatie climatique de Washington. Des responsabilités historiques toutes relatives L’économiste Olivier Godard a bien souligné que la responsabilité historique des pays industrialisés, qui sous-tend les revendications de compensation pour les pertes et dommages, n’est pas aussi simple à établir qu’il n’y paraît, que ce soit en termes de fondements juridiques et moraux, ou même de statistiques. Mais pour ses défenseurs, représentants des pays émergents ou des pays moins avancés, les choses sont claires. Dès 1991, le South Centre, un laboratoire d’idées des pays du Sud, indique que les pays industrialisés auraient historiquement préempté l’espace environnemental. Et le simple constat des émissions cumulées relatives suffirait à démontrer cette responsabilité. Il serait alors fondé d’imputer aux États et à leurs populations actuelles les agissements des générations passées. Il leur appartiendrait alors d’assumer des obligations de réparation des dommages produits par les comportements de leurs aïeux. Qu’en est-il dans les chiffres ? Pour y voir plus clair il faut étudier l’évolution relative des émissions de gaz à effet de serre, annuelles et cumulées, des pays industrialisés (dit groupe Annexe 1 dans la Convention climat) et celle des pays en développement, grands émergents et Chine comprise (groupe Non-Annexe 1). L’examen des émissions annuelles fait apparaître une rupture dans les pays Annexe 1 à partir de 1980 (le second choc pétrolier), avec depuis une décroissance lente. En revanche, pour les pays Non-Annexe 1, elles n’ont cessé d’augmenter, et de manière exponentielle. Résultat : si, en 1980, les émissions des pays industrialisés représentaient deux fois celles du groupe « pays en développement + Chine », cette proportion est aujourd’hui inversée. Pour les émissions cumulées (celles qui pourraient mesurer la responsabilité historique) jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant le plein déploiement de la révolution industrielle au Nord, ce sont les émissions des pays du Sud qui dominent. Le paysage change ensuite du tout au tout, et cela jusqu’en 1980, date à laquelle la part des pays du Nord atteint son maximum (70 %). Depuis, elle n’a cessé de décroître du fait de la forte croissance économique des pays émergents. Aujourd’hui, elle est encore supérieure à 50 %, mais il ne faudra pas dix ans pour que les émissions cumulées des pays en développement et émergents ne dépassent celles des pays industrialisés. Les responsabilités historiques seront alors partagées, au moins à 50 %. Une responsabilité morale ? D’autre part, avant 1990 les conditions élémentaires pour fonder un argument de responsabilité n’étaient pas réunies. Les générations antérieures n’avaient pas la connaissance préalable du fait que les émissions de gaz à effet de serre altéreraient le climat, impossible donc de le leur reprocher et, a fortiori, d’en rendre responsables les générations ultérieures. Et, il va de soi que les générations actuelles n’ont aucune capacité d’action, aucun moyen d’infléchir les choix énergétiques et de développement des générations passées. Par ailleurs, c’est à partir des années 1990, que l’accélération de la croissance économique des pays émergents, fondée sur une augmentation massive de leurs consommations d’énergies fossiles, se traduit par une augmentation également massive de leurs émissions. En résultat chaque année depuis vingt ans, leurs émissions dépassent toujours plus celles des pays Annexe 1. Pour autant, en termes de responsabilité individuelle instantanée, les émissions par tête sont encore beaucoup plus élevées au Nord qu’au Sud, en raison notamment de l’intensité de leur consommation d’énergie. Avec une exception de taille cependant, puisque les émissions par tête de la Chine dépassent maintenant celles de l’Union européenne. On le voit, il sera impossible de trancher la question de la responsabilité historique. Elle restera indécidable, passionnelle et au plus haut point politique. Aucun chiffre, ni aucune théorie de la justice ne pourra jamais fonder un consensus, et cette question constituera de manière durable un « skandalon », une pierre d’achoppement, susceptible de faire trébucher la négociation. Un conflit insoluble Les exigences des pays du Sud ne pourront être pleinement satisfaites à Charm el-Cheikh. Sur les « pertes et dommages », une étude d’envergure publiée en 2018 les estimait à rien moins que 290-580 milliards de dollars par an d’ici 2030. Avec une intensification du réchauffement, le coût des impacts pourrait excéder 1 000 milliards de dollars chaque année d’ici 2050. Quelle que soit la fiabilité de ces évaluations, il est irréaliste d’imaginer que les États-Unis et l’Union européenne, se lient à une responsabilité qui les contraindrait à débourser des centaines de milliards de dollars chaque année. Personne n’a cependant intérêt à ce que la COP27 se solde par un fiasco. Un compromis, insatisfaisant, et au premier chef pour les pays en développement, devra être trouvé. La diplomatie est aussi l’art de masquer les conflits qui ne trouveront jamais de solution. Publié par Dominique Manga dans
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(source The Conversation) Authors Michel Damian Professeur honoraire, Université Grenoble Alpes (UGA) Patrick Criqui Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA) Nathalie Rousset – docteure en économie, ancienne chargée de programme au Plan Bleu, aujourd’hui consultante – a contribué au traitement des données et à la rédaction de ce texte.

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