La libre circulation en Afrique de l’Ouest est-elle menacée ?
On le sait, les ressortissants des pays africains éprouvent souvent de grandes difficultés pour obtenir des visas vers l’Europe. Mais qu’en est-il de leur capacité à voyager ou à émigrer à l’intérieur même du continent ? Examen de la situation en Afrique de l’Ouest, où des dispositions visant à rendre ces déplacements moins fastidieux existent, mais où les infrastructures de transport sont lacunaires et la tendance semble être à une méfiance toujours plus grande à l’égard des étrangers.
Citée en modèle en Afrique, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) est une des huit communautés économiques régionales africaines, la seule à être parvenue à faire de son espace une région de libre circulation entre l’ensemble de ses membres. L’Afrique de l’Ouest se caractérise par une forte mobilité des personnes, surtout intra-régionale, avec de grandes variations entre pays. Cette mobilité est pourtant menacée.
Les Ouest-Africains, parmi les moins bien pourvus en termes de droits à la mobilité hors de la région
Dans le classement de la puissance des passeports dans le monde, établi en fonction du nombre de pays imposant un visa d’entrée à leurs détenteurs, les premières nationalités ouest-africaines figurent aux 65e (Ghana) et 66e (Cap Vert) rangs sur 94. En dernière position, le Nigéria est à la 86e place.
Cette capacité de mobilité limitée (le taux de refus pouvant être important) s’observe également au sein de l’Afrique. Malgré le Protocole de l’Union africaine pour la libre circulation adopté en 2018 mais ratifié par seulement 4 États membres sur 55, moins d’un tiers des voyages intra-africains se font sans visa. Par exemple, les Sénégalais ont besoin d’obtenir un visa avant le départ pour se rendre dans 22 pays africains, mais n’imposent cette obligation qu’à 6 nationalités.
Tandis que la demande de visa avant le départ est une démarche contraignante (en termes de documents à fournir et de déplacement à l’ambassade), l’achat du visa à l’arrivée a surtout un but financier. Les Sénégalais doivent acheter un visa à l’arrivée dans 9 pays africains, et 25 nationalités africaines doivent payer un visa à l’arrivée à Dakar.
En dehors d’accords régionaux, c’est bilatéralement que se prévoient des avantages. Les Sénégalais entrent sans visa en Mauritanie et au Maroc, sur une base réciproque. En revanche, s’ils entrent sans visa au Tchad, les Tchadiens doivent obtenir un visa à l’arrivée au Sénégal. Avec la France ou l’Espagne, c’est sur une base asymétrique que Français et Espagnols entrent sans visa au Sénégal, tandis que les Sénégalais se voient souvent refuser le visa avant le départ vers ces destinations. L’Afrique de l’Ouest est la région la plus ouverte au monde, mais ses citoyens peuvent difficilement circuler hors de la région.
Un espace sans visa mais pas sans contrôles ni obstacles
Dès sa création en 1975, la Cédéao avait fixé l’objectif d’assurer liberté de mouvement et de résidence des citoyens de la Communauté entre ses 15 membres. Le Protocole de 1979 a défini la démarche, sur 15 ans, et plusieurs textes sont venus ultérieurement engager les États membres. Depuis 40 ans, les citoyens ouest-africains peuvent circuler sans visa, munis d’un passeport ou d’une carte d’identité. Cette condition est d’autant plus importante qu’à la différence de l’espace Schengen, la Cédéao n’a pas supprimé les contrôles aux frontières internes. Au contraire, par voie terrestre, les postes-frontières sont multiples et les contrôles s’exercent aussi bien aux frontières qu’à l’intérieur des États.
Les « tracasseries » sur les routes – euphémisme utilisé pour désigner la corruption forcée – sont documentées depuis des années, sans grande amélioration. Même avec tous les papiers en règle, il faut souvent payer. L’absence de papiers, qu’il s’agisse du document de voyage ou du carnet de vaccination, n’empêche pas toujours de franchir la frontière, mais elle fait monter la facture.
Voyager par avion est plus sûr, mais les vols sont très chers et rarement directs, même entre grandes capitales ouest-africaines.
« Afrique : vols indirects, prix non-stop », AJ+, 2 avril 2025.
Le train est inexistant et le transport par voie maritime est rare et peu sûr. Le manque d’infrastructures ne facilite pas la mobilité.
Dans un contexte d’insécurité croissante dans la région, notamment sa partie sahélienne, les velléités de mieux contrôler les déplacements s’intensifient, justifiant l’adoption de réglementations plus sévères ainsi que l’aménagement et la modernisation des postes-frontières.
Une insécurité juridique
La Cédéao est une organisation respectueuse de la souveraineté des États membres et le droit communautaire offre généralement la possibilité d’atténuer les engagements pris. Par exemple, le Protocole de 1979 garantit la libre entrée au sein de la zone Cédéao, mais autorise les États membres à refuser celle des étrangers « entrant dans la catégorie des immigrants inadmissibles aux termes de leurs lois et règlements en vigueur », ce qui leur laisse une large marge de manœuvre.
Les règles sont aussi diversement respectées par les États membres. En 2014, ceux-ci ont décidé la création d’une carte d’identité biométrique Cédéao (ENBIC), qui servirait de document de voyage. À ce jour, seuls six États la délivrent à leurs citoyens. La même année, une série d’actes a été adoptée, renforçant substantiellement le droit de circulation et de résidence. Jusqu’alors, la liberté de circulation valait pour 90 jours, au-delà desquels l’étranger communautaire devait demander un titre de séjour. En 2014, la limite de 90 jours et la nécessité de demander une carte de résident ont été supprimées. Or, ce droit est resté méconnu dans la Communauté, y compris des policiers, des magistrats ou des avocats.
En 2024, la Commission de la Cédéao a lancé une campagne de plaidoyer dans plusieurs pays, avec un triple objectif : accélérer le déploiement de l’ENBIC, amener à la suppression de la limite de 90 jours et de la carte de résident. Plusieurs États imposent encore cette carte. Dans d’autres, sans forcément procéder à des contrôles, les autorités sont convaincues que les ressortissants communautaires devraient la détenir.
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La méconnaissance du droit est facteur d’insécurité juridique car les citoyens peuvent être confrontés à des difficultés en fonction de leur interlocuteur, sans pouvoir faire valoir leurs droits. La réciprocité dans l’accès aux emplois est aussi très diversement appliquée d’un pays à l’autre.
L’insécurité juridique s’est récemment accentuée avec le départ de trois États membres. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont quitté la Cédéao en janvier 2025 après avoir créé l’Alliance des États du Sahel (AES). L’AES est aussi un espace de libre circulation, et ses propres passeports sont en cours de création. Afin de maintenir des droits auxquels les citoyens sont très attachés, l’AES de son côté, la Cédéao du sien ont déclaré continuer à garantir réciproquement la liberté de circulation et le droit de résidence.
Néanmoins, ces droits ne bénéficient plus de la stabilité du cadre juridique multilatéral, mais s’appuient sur des déclarations sujettes aux aléas diplomatiques. Il est vrai que le trio sahélien demeure membre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (l’UEMOA), un espace de libre circulation partagé avec cinq États de la Cédéao (Bénin, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Sénégal et Togo), mais plusieurs questions pratiques restent ouvertes. Par exemple, les citoyens de l’AES doivent-ils aussi être dispensés de carte de résident ? Conservent-ils l’accès aux emplois sur une base égalitaire avec les nationaux des pays d’accueil ?
Ces privilèges du droit communautaire sont mis à mal au sein même de la Cédéao.
Nationalismes et xénophobie
Le départ des trois États sahéliens a pris corps dans un contexte régional
– comme mondial – de montée des nationalismes. C’est au nom de la défense de leur souveraineté qu’ils ont annoncé en 2023 leur intention de quitter la Cédéao, considérée comme étant sous influence extérieure.
Les militaires au pouvoir partagent avec les nouveaux dirigeants sénégalais, ainsi qu’avec une grande part de la jeunesse ouest-africaine, une aspiration souverainiste et panafricaniste, qui se traduit principalement par un « dégagisme ».
Le nouveau régime du Niger a d’ailleurs immédiatement abrogé une loi de lutte contre le trafic de migrants, adoptée en 2015, vue comme servant les intérêts de l’Europe, qui amenait Niamey à violer les règles de la libre circulation dans la Cédéao. Les pays européens exercent effectivement une pression sur les États ouest-africains pour les conduire à renforcer les contrôles des mobilités, contenir les migrants, développer la biométrisation des documents d’identité et de voyage, élaborer des stratégies de lutte contre la migration irrégulière. Ils influencent ainsi les politiques et le narratif autour des migrations et contribuent sans doute à la stigmatisation des migrants et à la politisation de la question migratoire.
Nationalisme et stigmatisation ne sont pas pour autant nouveaux dans la région, mais ils ont le vent en poupe, dans un contexte où, des États-Unis à l’Europe et jusqu’en Afrique, l’altérité est vilipendée et les droits ouvertement bafoués.
Des expulsions collectives de citoyens ouest-africains ont été menées par des dirigeants locaux, en dépit de discours panafricanistes, sans condamnation par les institutions de la Cédéao. Dans certains pays, c’est parfois au nom du patriotisme que des collectifs appellent à l’expulsion de voisins ouest-africains, prônent la préférence nationale, réclament des restrictions aux frontières, désignent certaines nationalités comme responsables de tous les maux de la société et leur réservent des appellations dénigrantes.
Face à ces racismes qui ont souvent des racines anciennes, mais tendent à être occultés par un discours de fraternité africaine, les dirigeants de la Cédéao ont tout intérêt à valoriser la migration ouest-africaine et à soutenir le statut de « citoyens communautaires ».
La performativité des discours sur la migration n’est plus à démontrer et c’est par l’amélioration du narratif que l’on peut au mieux contribuer à l’unité ouest-africaine et endogénéiser le discours sur la migration. Encore s’agit-il de la connaître car la migration intra-régionale est aujourd’hui bien moins documentée que la migration africaine vers l’Occident, au cœur de toutes les attentions. Il en est de même du droit de la Cédéao, insuffisamment connu et enseigné dans la région.
Il est primordial de contrer les fausses informations sur la présence et l’impact des étrangers, et de développer la connaissance et la sensibilisation pour favoriser le vivre-ensemble.Publié par Dominique Manga (source THE Conversation )
Auteur
Delphine Perrin
Chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)


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