En France ou ailleurs, couper l’accès aux réseaux sociaux pour couper court aux émeutes ?

Stefania Di Stefano est Project Officer pour la Geneva Human Rights Platform, un projet de l'Académie de droit international humanitaire et de droits humains de Genève. La mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre lors d’un contrôle routier le 27 juin 2023, a déclenché en France une série de manifestations violentes qui se sont rapidement étendues à tout le pays et ont même franchi les frontières nationales. Les réseaux sociaux ont joué un rôle déterminant dans cette affaire. Il n’est donc pas surprenant que ces plates-formes soient devenues l’une des cibles des autorités françaises, Emmanuel Macron ayant évoqué la possibilité de couper l’accès aux réseaux sociaux durant des périodes de violences urbaines. Les réactions à ces propos ont vite provoqué un rétropédalage du gouvernement, par l’intermédiaire de son porte-parole Olivier Véran, qui a déclaré que les restrictions pourraient se limiter à des suspensions de certaines fonctionnalités comme la géolocalisation. Un débat qui agite aussi les instances internationales, comme l'ONU, qui s'interrogent sur le rôle des réseaux sociaux et sur la modération de contenus. Le rôle des réseaux sociaux Que les réseaux sociaux constituent, comme le soulignait déjà le Rapporteur spécial sur la liberté d’opinion et expression de l’ONU en 2011, « un instrument de communication essentiel au moyen duquel les individus peuvent exercer leur droit à la liberté d’expression, ou […] de recevoir et de répandre des informations » est un fait indéniable. C’est d’ailleurs une vidéo largement diffusée en ligne qui a permis de remettre en cause la version des faits sur la mort de Nahel initialement avancée par les policiers impliqués. Mais les réseaux sociaux ont ensuite beaucoup servi à partager des vidéos, y compris d’épisodes violents, ainsi qu’à organiser et à géolocaliser les mobilisations et les endroits visés par les dégradations ou affrontements. D’où la réaction du gouvernement français, qui a tenu une réunion avec les représentants de Meta, Snapchat, Twitter et TikTok afin de les appeler à la responsabilité concernant la diffusion de tels contenus. Les plates-formes étant devenues les « nouveaux gouverneurs » de la liberté d’expression, leurs politiques de modération ainsi que l’application de celles-ci se retrouvent scrutées de près. Or les règles en vigueur sont vagues et ne permettent pas une identification claire des contenus interdits ; en outre, l’usage de l’IA peut favoriser la discrimination, alimenter des inégalités sociales et conduire soit à une suppression excessive de contenus soit, à l’inverse, à la non-suppression de contenus qui vont à l’encontre du droit international des droits humains. Parmi les exemples récents de l’incidence d’une modération de contenus opaque, citons le rôle de Facebook au Myanmar dans la propagation de discours haineux contre les Rohingya, mais aussi aux États-Unis lors de l’assaut du Capitole par les supporters de Donald Trump le 6 janvier 2021, suite à l’élection de Joe Biden. Les réseaux sociaux ont, en vertu des Principes directeurs relatifs aux entreprises et droits de l’homme de l’ONU, la responsabilité de veiller au respect des droits humains dans le cadre de leurs activités. L’appel à la responsabilité de la part du gouvernement français en matière de modération des contenus n’est donc pas, en soi, problématique. Le rôle des États Les États ont la possibilité, dans certaines circonstances, de mettre en place des mesures susceptibles de restreindre l’exercice des droits fondamentaux tels que la liberté d’expression, par exemple en imposant des règles strictes aux réseaux sociaux ; mais ces restrictions doivent être conformes à leurs obligations internationales. La France ayant ratifié le Pacte international sur les droits civils et politiques, toute restriction aux droits y énumérés doit correspondre aux dispositions établies dans ce traité. Le Pacte précise que pour qu’une restriction à la liberté d’expression soit légitime, elle doit satisfaire trois conditions cumulatives : la restriction doit être « fixée par la loi » ; elle doit protéger exclusivement les intérêts énumérés à l’article 19 du Pacte (les droits ou la réputation d’autrui, la sécurité nationale ou l’ordre public, la santé ou la moralité publiques) ; et elle doit être nécessaire pour protéger effectivement l’intérêt légitime identifié, et proportionnée à l’objectif visé, ce qui signifie qu’elle doit compromettre le moins possible l’exercice du droit. Les mêmes conditions s’appliquent aussi aux restrictions aux droits à la liberté de réunion pacifique et libre association. Or la proposition d’Emmanuel Macron peut précisément s’inscrire dans le cadre d’une restriction de la liberté d’expression, de la libre association et du droit à la réunion pacifique. Bien que cette idée soit présentée comme visant à protéger l’intérêt légitime du maintien de l’ordre public ou même de la sécurité nationale, de telles mesures ont été à plusieurs reprises jugées par les organisations internationales comme étant non conformes avec le droit international. Le Rapporteur spécial sur la liberté d’opinion et d’expression de l’ONU a largement traité ce sujet. En 2017, il a souligné que les coupures d’Internet – qui peuvent être complètes ou partielles, c’est-à-dire n’affectant que l’accès à certains services de communication comme les réseaux sociaux ou les services de messagerie – « peuvent être expressément destinées à empêcher ou à perturber la consultation ou la diffusion de l’information en ligne, en violation […] des droits de l’homme » et que, « dans bien des cas, elles sont contre-productives ». Le Rapporteur spécial sur la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association a pour sa part précisé en 2019 que « les coupures de réseau constituent une violation flagrante du droit international et ne peuvent en aucun cas être justifiées » et que « bien que ces mesures soient généralement justifiées par des raisons d’ordre public et de sécurité nationale, ce sont des moyens disproportionnés, et la plupart du temps inefficaces, d’atteindre ces objectifs légitimes ». En 2021, une résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, dont le projet a notamment été porté par la France, condamne « fermement le recours aux coupures de l’accès à Internet pour empêcher ou perturber délibérément et arbitrairement l’accès à l’information en ligne ou sa diffusion ». La résolution demandait aussi au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (OHCHR) de présenter une étude sur la tendance, observée dans plusieurs pays du monde, consistant à couper l’accès à Internet. Le rapport de l’OHCHR, présenté au Conseil l’année suivante, souligne que « la grande majorité des coupures sont justifiées officiellement par le souci de préserver la sûreté publique et la sécurité nationale ou par la nécessité de restreindre la circulation d’informations jugées illégales ou susceptibles de causer des préjudices ». Cela a pu être constaté, entre autres exemples, au Burkina Faso lors des manifestations de l’opposition en novembre 2021, qui ont mené à une coupure d’Internet d’abord, puis à une restriction d’accès à Facebook, au nom de la sécurité nationale, ou au Sri Lanka en avril 2022, quand le gouvernement à coupé l’accès à toutes les plates-formes suite à des protestations contre la mise en place d’un état d’urgence. Si ces restrictions ont généralement lieu dans des pays non démocratiques, les justifications avancées par leurs gouvernements correspondent à celles avancées par le gouvernement français à présent. Le rapport note aussi qu’un nombre important de coupures d’Internet ont été suivies par des pics de violences, « ce qui semble démontrer que ces interventions ne permettent bien souvent pas d’atteindre les objectifs officiellement invoqués de sûreté et de sécurité » mais aussi qu’« on ne saurait invoquer la sécurité nationale pour justifier une action lorsque ce sont précisément des atteintes aux droits de l’homme qui sont à l’origine de la détérioration de la sécurité nationale ». Par ailleurs, les manifestations trouvant leur origine dans les violences policières et le profilage racial, des mesures visant à restreindre l’accès aux réseaux sociaux en les accusant d’être responsables des violences constituent « une manière de dépolitiser et délégitimer la révolte [et] de dénier aux émeutiers le droit de se révolter contre les violences policières », comme le souligne le chercheur en sciences de l’information Romain Badouard. Une question d’équilibre ? Les États et les réseaux sociaux ont, les uns comme les autres, un devoir de protection et de respect des droits humains, mais comme nous l’avons vu, ils peuvent également porter atteinte à ces droits. Le cas présent montre que les deux centres de pouvoir, les États et les réseaux sociaux, peuvent, et idéalement devraient, se contrebalancer, afin d’assurer une meilleure protection des droits des individus. C’est dans ce cadre qu’une approche de la modération des contenus en ligne fondée sur les droits humains se révèle nécessaire. Le Rapporteur spécial sur la liberté d’opinion et expression de l’ONU avait déjà remarqué en 2018 que « certains États […] recourent à la censure et à l’incrimination pour façonner le cadre réglementaire en ligne », mettant en place « des lois restrictives formulées en termes généraux sur l’"extrémisme", le blasphème, la diffamation, les discours “offensants”, les fausses informations et la “propagande” [qui] servent souvent de prétexte pour exiger des entreprises qu’elles suppriment des discours légitimes ». D’autre part, si les réseaux sociaux se présentent comme promoteurs de droits tels que la liberté d’expression, le Rapporteur spécial avait également relevé que la plupart d’entre eux ne se fondent pas sur les principes des droits humains dans leurs activités et politiques de modération de contenus. Le cadre du droit international des droits humains offre non seulement aux individus la possibilité de contester les mesures prises par leurs gouvernements, mais il offre également aux réseaux sociaux un langage permettant de contester les demandes illicites émanant des États et d’« articuler leurs positions dans le monde entier de manière à respecter les normes démocratiques ». Reste aux États comme aux plates-formes à se saisir pleinement de ces instruments.(source the Conversation) Publié par DOMINIQUE MANGA. dans
Auteur Stefania Di Stefano Doctorante en droit international, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID

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