Voyons-nous les « migrants » comme étrangers à l’humanité ?
Les discours médiatiques et politiques concernant ceux que l’on nomme les « Mineurs non accompagnés » amènent à s’interroger sur la place qu’ils occupent dans l’imaginaire collectif. L'expérience traumatique de Mo Farah, quadruple champion olympique d'athlétisme sous la bannière britannique, qui raconte dans un documentaire diffusé par la BBC le 13 juillet comment il est arrivé illégalement et mineur au Royaume-Uni illustre ce propos.
La question mérite d’être posée dans un XXIe siècle où la figure du « migrant » fait l’objet de nombreuses projections dans les sociétés d’accueil. Elle est d’autant plus cruciale que ces jeunes – « sans représentant légal » dans le pays d’accueil – sont tantôt perçus comme une menace extérieure, tantôt comme des individus sans histoire qu’il faudrait civiliser, assimiler. Ils sont parfois utilisés comme de la main-d’œuvre pas chère à exploiter sous forme d’esclavage moderne.
Étudier les « autres »
Quand, au XIXe siècle, l’épistémologie occidentale était confrontée à la nécessité d’étudier les « autres », deux grandes disciplines avaient vu le jour : l’Orientalisme pour étudier les « Grandes civilisations » et l’Anthropologie pour étudier les cultures des peuples soumis et opprimés.
Cette anthropologie – historiquement antérieure à « l’anthropologie symétrique » ou « réciproque » – qui allait servir et renforcer les idéologies raciales, esclavagistes et colonialistes a notamment fabriqué un « autre » « inférieur », amputé de son humanité. Au cours du temps, cet « autre » va être incarné par plusieurs figures notamment celle de « migrant » au XXIe siècle. Le terme migrant, tel qu’on l’entend dans l’imaginaire occidental ambiant recouvre surtout les ressortissants des peuples anciennement colonisés par les sociétés d’accueil occidentales.
Un « migrant » allemand, anglais ou américain en France n’est pas perçu de la même manière qu’un « migrant » sénégalais, syrien ou algérien, par exemple. Un « Occidental » qui migre vers un « pays du Sud » n’est pas désigné comme « migrant », mais comme « expatrié ». Bref, le choix des mots véhicule des signifiés implicites qui déterminent les relations entre les peuples du monde.
Ainsi, si on fait l’hypothèse que le signifiant « migrant » véhicule des restes d’une anthropologie coloniale, une réflexion s’impose sur les signifiés « esclave » et « étranger » avec lesquels ce signifiant peut résonner.
Une figure familière et non menaçante
Si le « migrant » renvoie à un esclave, c’est probablement un devenu familier. Autrefois, certaines sociétés esclavagistes rendaient esclave celui qui était étranger à leur territoire, mais à partir du moment où il était devenu esclave, il quittait le statut d’étranger pour devenir familier. « Le propre de l’esclave est son caractère d’extériorité à la parenté, qui permet sa domestication, sa familiarité, y compris son assimilation fictive à la famille comme d’autres dépendants du chef de famille (les enfants, les femmes célibataires, etc.), voire l’entretien de relations affectives, qui ne mettront jamais en danger l’ordre social établi. L’esclave peut volontiers faire l’objet d’un attachement, dès lors que celui-ci n’est pas la menace d’une transgression sociale ». Domestiqué, l’esclave peut alors servir de main-d’œuvre facile. Il est toujours déshumanisé, mais n’est plus perçu comme une menace identitaire.
Aujourd’hui, dans nos sociétés d’accueil, certains patrons ont des attitudes ou comportements envers les mineurs migrants qui semblent relever de l’héritage de l’esclavage. Comme ces jeunes sont dans des conditions précaires (sans papier, détresse psychologique…), ils constituent pour eux de la main-d’œuvre facile à exploiter au détriment du respect des droits du travail.
Dans un établissement qui accueille des Mineurs non accompagnés dans une région de France, les équipes éducatives rapportent le cas d’un jeune qui travaille 7 jours sur 7, de 7h à 19h, sans pause et sans fiche de paie. Ce jeune est persuadé d’avoir toutes les chances de son côté pour « obtenir des papiers ». « Viens travailler gratuitement 4 samedis par mois, dit un autre patron à un autre jeune de ce même établissement, et je te ferai une attestation pour la préfecture ». Un autre patron en boulangerie va jusqu’à menacer un jeune d’appeler la préfecture ou son école s’il n’accepte pas les conditions de travail. On peut citer aussi ces jeunes sans-papiers à qui des livreurs (livraison de repas à domicile) sous-louent leur compte.
Beaucoup de jeunes acceptent de travailler dans ces conditions pour avoir un lien privilégié avec un adulte (figure parentale), une activité professionnelle, un pécule, et quand c’est possible des fiches de paie pouvant étoffer leurs dossiers pour avoir un titre de séjour à leur majorité. Ces jeunes sont ainsi coincés entre leurs motivations et les conditions de travail. Leur statut d’adolescent ou de jeune est occulté par la condition d’un migrant-esclave devenu familier.
Un danger fantasmé
Si,dans l’imaginaire, le « migrant » renvoie davantage à un étranger, c’est fantasmatiquement un ennemi, quelqu’un de potentiellement dangereux, voire un terroriste, qui vient de l’extérieur, et dont il faut se méfier. En effet :
« L’esclave n’a pas le même rôle que l’étranger qui ferait l’objet d’une xénophobie, d’un rejet ou d’une agressivité structurelle. Car, en même temps qu’il est symboliquement et définitivement exclu, l’esclave est aussi le familier, le domestique, dont on sait, comme le chien, qu’il restera à la place qu’on lui a assignée. »
L’étranger, lui, fait l’objet de nombreux fantasmes. Servant parfois de bouc émissaire pour une société en mal de penser sa cohésion ou « son inquiétante étrangeté », il alimente tous les amalgames jusqu’à faire passer des mineurs en danger à protéger pour des mineurs dangereux à exclure de la communauté des hommes.
Le passage, avec la Loi du 14 mars 2016 (loi n°2016-297), de l’expression « mineur isolé étranger » à celle de « mineur non accompagné » nécessite ainsi de profondes réflexions sur les signifiés potentiels véhiculés derrière ces expressions utilisées pour désigner ces jeunes enfants et adolescents migrants dans nos sociétés mondialisées. Suffit-il de changer de mot pour changer la place qui leur est attribuée dans la fantasmatique sociétale et institutionnelle ?
À quoi donc pourrait renvoyer dans l’inconscient collectif occidental, le terme migrant ? Quand on voit l’exploitation de certains jeunes par certains patrons dans la société d’accueil, quand on voit la façon dont certains jeunes sont vendus aux enchères en Libye ou sont exploités dans des réseaux proxénètes dans les sociétés de départ, de transit et d’accueil, il y a lieu de mettre au travail l’hypothèse selon laquelle ils représenteraient dans l’imaginaire collectif un esclave.
Quand on voit que dans le contexte de la multiple crise sanitaire, sociale, économique et sécuritaire certains médias et politiques pointent du doigt les « Mineurs non accompagnés » comme de potentiels terroristes, il y a lieu de mettre au travail l’hypothèse selon laquelle ils représenteraient des étrangers dangereux dans une partie de la psyché collective des sociétés d’accueil.
Ces deux hypothèses (le migrant comme esclave domestiqué et le migrant comme étranger dangereux) méritent d’être mises à l’épreuve dans le travail social et dans la société en général. Leur élaboration peut amener à mieux se positionner dans la dynamique relationnelle et transférentielle. En tout cas, qu’ils soient perçus comme esclaves-main d’œuvre facile ou comme étrangers dangereux, il se pose un hiatus dans la généalogie de l’Homme. C’est comme s’il y avait deux parties de l’Humanité qui n’arrivaient pas à s’articuler. Une humanité amputée d’une partie d’elle-même. Percevoir le migrant comme étranger à l’Humanité, c’est ne pas le considérer comme étant de la grande famille humaine. Le percevoir et le traiter comme esclave c’est tout autant lui ôter son humanité. Mais il faut être suffisamment déshumanisé pour déshumaniser à son tour un autre être humain.
Dans son essai historique sur l’ordre racial, A. Michel a montré comment les Européens avaient du mal à reconnaître entre les esclaves et eux-mêmes un lien de parenté. Cet élément en dit long sur la difficulté des sociétés d’accueil (États, professionnels, citoyens ou autres) à accueillir les jeunes migrants comme étant leurs semblables, et devant bénéficier des mêmes droits que tout être humain. Il en dit long également sur la difficulté de certains professionnels de la protection de l’enfance à voir d’emblée chez les jeunes de simples adolescents qui pourraient être leurs enfants, leurs frères, sœurs, neveux ou nièces. Serait-ce du aux implicites d’esclave et d’étranger à notre humanité commune qui fonctionnent en « off » dans le vocable « Mineur non accompagné » ?
Comme le dit prix Nobel de littérature Toni Morrison, « Il n’existe pas d’étrangers. Il n’existe que des versions de nous-mêmes, auxquelles nous n’avons pas adhéré pour beaucoup et dont nous voulons nous protéger pour la plupart ».
Nous devons alors nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous continuons à les appeler « Mineurs non accompagnés » alors même que nous disons commencer à les accompagner, une fois leur minorité évaluée et admis dans le système de la protection de l’enfance. Nous devons nous interroger sur l’héritage de l’anthropologie coloniale dans notre regard sur ces jeunes. Devant la violence de cette appellation en contradiction avec la mission d’accompagnement, ne devrions-nous pas les appeler « mineurs nouvellement accompagnés » ?
Publié par Dominique Manga dans (source The Conversation)
AUTEUR
Daniel Derivois
Professeur de psychologie clinique et psychopathologie. Laboratoire Psy-DREPI (EA 7458), Université de Bourgogne – UBFC
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