Au sud de la Syrie, les affrontements entre les Druzes et les Bédouins ravivent le spectre des divisions communautaires

Les récents affrontements dans le sud syrien ravivent les tensions entre les communautés druze et bédouine, sur fond de retrait des forces gouvernementales et d’intervention d’acteurs extérieurs. Entretien avec le politiste Thomas Pierret, auteur, entre autres publications, de « Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas » (Presses universitaires de France, 2011). Pourriez-vous revenir brièvement sur l’histoire de la communauté druze en Syrie ? Thomas Pierret : La principale zone de peuplement des Druzes en Syrie est la région de Soueïda, même si on en trouve aussi sur le plateau du Golan, dans la région frontalière avec le Liban (il s’agit du pays avec la communauté druze la plus importante), ainsi qu’un village druze isolé dans la région d’Idlib. À cela, il faut ajouter les effets des migrations plus récentes, qui ont conduit à la constitution de quartiers druzes à Damas, principalement Jaramana, ainsi que dans la localité d’Ashrafiyyet Sahnaya, au sud de la capitale. Quelles sont aujourd’hui les relations qu’entretient la communauté druze avec le gouvernement de Damas ? T. P. : Au moment où le régime d’Assad tombe, les relations entre les Druzes et le nouveau gouvernement ne sont pas vouées à être conflictuelles. Contrairement à une idée reçue, les Druzes ne constituent pas historiquement une minorité religieuse particulièrement favorable au régime des Assad. Dans les années 1960, des purges ont eu lieu au sein de l’armée syrienne qui ont notamment visé une bonne partie des officiers druzes. Cette purge a profité essentiellement à des officiers issus de la communauté alaouite, dont Hafez Al-Assad. Ainsi, la communauté druze n’a pas été étroitement associée au pouvoir. Les hauts gradés d’origine druze, comme le général Issam Zahreddine, tué sur le front contre l’État islamique en 2017, étaient peu nombreux. Avant 2011, la communauté comptait également de nombreux opposants, généralement marqués à gauche. Par ailleurs, l’État syrien sous les Assad, très centralisé, ne tolère pas l’expression d’identités communautaires ou régionales distinctes. Il est par exemple interdit aux Druzes d’afficher le drapeau aux cinq couleurs qui leur sert de symbole. Des manifestants brandissent le drapeau druze à Soueïda, en Syrie, le vendredi 1ᵉʳ septembre 2023, lors d’une manifestation contre le régime de Bachar Al-Assad. Fahed saad kiwan/Shutterstock Durant la guerre commencée en 2011 a émergé à Soueïda une posture politique que l’on pourrait qualifier de « troisième voie » ou de neutralité. Cela s’est traduit par la formation de groupes armés, le principal appelé les « Hommes de la dignité », est encore actif aujourd’hui. Ces groupes ont refusé à la fois de soutenir la rébellion et de rejoindre les forces paramilitaires du régime d’Assad, qui n’a réussi à embrigader qu’une petite partie des combattants de la région. L’objectif des partisans de cette troisième voie était de défendre la communauté druze et sa région, notamment contre les attaques de l’État islamique, sans pour autant soutenir les opérations de contre-insurrection menées par le régime. Soulignons que le fondateur des Hommes de la dignité, Wahid al-Balous, a été assassiné en 2015, sans doute par des éléments du régime, ce qui illustre la complexité des relations entre les Druzes et l’ancien pouvoir. Et que sait-on des différentes factions druzes impliquées dans le conflit ? T. P. : Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut revenir un peu en arrière. Une date clé est 2018, lorsque, avec l’aide de la Russie, le régime d’Assad reprend le contrôle du sud de la Syrie, à l’exception de la région de Soueïda. Cette dernière conserve un statut de quasi-autonomie, car ses groupes d’autodéfense ne sont pas désarmés, en partie à cause de l’opposition tacite d’Israël à une offensive du pouvoir central dans cette région. Cette période voit également évoluer la stratégie du cheikh al-’aql Hikmet al-Hijri, l’un des trois principaux chefs religieux des Druzes de Syrie. Plutôt aligné sur le régime d’Assad à l’origine, il a soutenu le mouvement de contestation civile qui a émergé à Soueïda en 2023, évolution qui peut être interprétée comme un moyen pour al-Hijri de renforcer son influence politique. Il s’est également attribué le titre inédit de raïs rūḥī, c’est-à-dire « chef spirituel », manière de se démarquer des deux autres cheikh al-’aql, Hamoud al-Hinawi et Youssef Jarbu’. Al-Hijri est également en concurrence avec le courant des Hommes de la dignité, dont le leadership se divise, après l’assassinat de son fondateur, entre son fils Laith al-Balous et d’autres figures comme Yahya al-Hajjar. Ce courant compense sa moindre légitimité religieuse par une dynamique de mobilisation milicienne et une posture plus indépendante vis-à-vis du pouvoir central, du moins jusqu’au tournant contestataire d’al-Hijri en 2023. En 2024, lors de l’effondrement du régime d’Assad, ces groupes se positionnent différemment : al-Hijri défend l’autonomie régionale avec une position ferme contre Damas, rejetant les formes limitées de décentralisation proposées par le nouveau régime. En revanche, d’autres groupes, comme celui de Laith al-Balous ou Ahrar al-Jabal, adoptent une posture plus conciliatrice, cherchant à se rapprocher du pouvoir central. Le nouveau gouvernement, pour sa part, mise sur ces factions plus loyales afin de constituer une force de sécurité locale druze, distincte des combattants proches d’al-Hijri. Vous évoquiez Israël : quelles sont les relations entre les factions druzes en Syrie et ce pays ? T. P. : Avant décembre 2024, elles restent très limitées. Depuis des décennies, nouer des liens avec Israël constitue un tabou absolu en Syrie, et toute personne qui s’y risquerait serait immédiatement sanctionnée pour haute trahison. Les acteurs druzes évitent donc cette voie, d’autant plus qu’après 2011, certains villages druzes, notamment sur le plateau du Golan, fournissent des paramilitaires au régime [et au Hezbollah]. Le seul lien notable réside dans une sorte de « ligne rouge » tacite : Israël ne tolérerait pas que les rebelles ou le régime s’en prennent aux populations druzes. Cela explique qu’en 2023, malgré un mouvement de contestation, le régime syrien n’a pas tenté de reprendre Soueïda par la force ni de désarmer les groupes armés druzes. Pourquoi Israël a-t-il tracé cette « ligne rouge » concernant les populations druzes en Syrie ? T. P. : La raison principale, avant 2024, tient au fait qu’il existe une communauté druze en Israël, où elle constitue une minorité relativement privilégiée par rapport au reste des Palestiniens d’Israël. Je parle ici des Druzes citoyens israéliens, pas des Druzes vivant dans le Golan syrien occupé. Cette communauté druze est plutôt loyale à l’État israélien, avec des membres servant dans l’armée, y compris dans des régiments d’élite. Cette position privilégiée leur confère une certaine influence, et lorsque les Druzes d’Israël expriment des inquiétudes concernant leurs coreligionnaires en Syrie, le gouvernement israélien se sent obligé de répondre à ces préoccupations. Après 2024, cette dynamique a aussi servi d’argument à Israël pour empêcher le nouveau pouvoir syrien de déployer ses forces dans le sud du pays. L’objectif affiché d’Israël est clairement que le sud de la Syrie soit démilitarisé, du moins en dehors de ses propres forces déployées dans la région du Golan. Par ailleurs, Israël mène également une stratégie d’influence plus douce, en invitant des religieux druzes syriens à effectuer un pèlerinage dans la région de Nazareth sur le tombeau du prophète Chouaïb, particulièrement important pour la foi druze. Un projet d’invitation de travailleurs druzes syriens dans les exploitations agricoles du Golan a aussi été envisagé par le gouvernement israélien, mais a été abandonné pour des raisons sécuritaires liées au contrôle des entrées sur le territoire. Enfin, des financements humanitaires ont été octroyés aux Druzes syriens via des ONG servant d’intermédiaires. Il est important de souligner que très peu de groupes druzes se sont officiellement affichés comme pro-israéliens. Par exemple, une manifestation à Soueïda, il y a quelques mois, a vu l’apparition d’un drapeau israélien, mais celui-ci a rapidement été arraché par d’autres participants, témoignant du rejet majoritaire de cette posture. Cela dit, certains acteurs politiques, notamment Hikmet al-Hijri, semblent adopter une posture politique qui s’explique mieux si l’on prend en compte le facteur israélien. Al-Hijri mène une politique intransigeante, différente de celle des autres cheikh al-’aql, qui se montrent plus enclins au compromis avec Damas. D’ailleurs, lors des récents incidents, ce sont ces derniers qui signent les cessez-le-feu, tandis qu’Al-Hijri les critique ouvertement. Comment expliquer les affrontements récents entre Bédouins et Druzes à Soueïda ? T. P. : Ce conflit est ancien, il remonte à plusieurs décennies. En 2000, un épisode particulièrement sanglant avait fait plusieurs des centaines de morts. Il ne s’agit pas d’un conflit religieux à l’origine, mais d’un différend lié au contrôle et à l’usage des terres. La région étant aride, les terres cultivables et les pâturages sont rares et donc très disputés. La guerre en Syrie, de 2011 à 2024, a envenimé la situation : l’effondrement de l’État et la prolifération des armes ont donné plus de moyens aux deux parties pour régler leurs différends par la violence. Par ailleurs, des acteurs extérieurs comme l’État islamique ont soutenu les tribus bédouines sunnites, tandis que le régime d’Assad a appuyé certains groupes druzes. Après 2018, le pouvoir de Damas s’est à son tour retrouvé du côté des Bédouins, afin d’affaiblir l’autonomie de fait des Druzes de Soueïda, et parce qu’en reprenant la région, il a coopté d’anciens groupes rebelles sunnites, eux-mêmes liés aux tribus bédouines. Ce conflit a aussi une dimension criminelle, avec des éléments des deux côtés impliqués dans des activités illicites comme le trafic de drogue ou les enlèvements pour rançon. Comment ces tensions communautaires s’inscrivent-elles dans le contexte politique syrien actuel ? T. P. : Depuis décembre 2024, les tribus bédouines sunnites en appellent à la solidarité du gouvernement syrien, qui lui-même affiche une identité musulmane sunnite affirmée. Au début des derniers incidents, elles ont réclamé le soutien du gouvernement en accusant à demi-mot ce dernier de négliger leur sort. De son côté, le régime a aussi un intérêt à soutenir les tribus bédouines pour faire obstacle au courant autonomiste druze dans la province. Cela lui est d’autant plus nécessaire que, depuis les massacres d’alaouites sur la côte en mars et les incidents armés survenus en mai entre sunnites et Druzes à Jaramana et Ashrafiyyet Sehnaya, les factions druzes les plus disposées au dialogue avec Damas se sont graduellement rapprochées de la ligne dure d’al-Hijri. Cette tendance s’est accélérée durant la récente escalade des violences (plus de 1 100 morts depuis le début des affrontements, le 13 juillet) : face aux exactions commises contre les civils de Soueïda par les forces progouvernementales, les groupes armés druzes ont uni leurs forces pour défendre la communauté. Pourquoi en arrive-t-on à cette escalade ? T. P. : Le gouvernement a vu dans les affrontements communautaires locaux une occasion d’imposer son autorité en déployant ses forces dans la province, officiellement pour séparer les belligérants mais, dans les faits, pour désarmer les groupes druzes autonomistes. Al-Charaa pensait bénéficier d’un contexte international favorable, à savoir un soutien tacite des États-Unis qui le protégerait des représailles israéliennes. On l’a vu, cela s’est révélé être une erreur de jugement majeure. En face, Al-Hijri, peut-être mieux informé des intentions israéliennes, a refusé de reculer, à la suite de quoi la situation s’est embrasée. Quelle place peut-on envisager aujourd’hui pour la justice dans le règlement du conflit ? T. P. : À court terme, l’enjeu prioritaire ne paraît pas être la justice, mais avant tout le retour au calme et la cessation des affrontements. Des tensions persistantes risquent en effet de raviver des violences, non seulement à Soueïda mais aussi autour des autres localités druzes du pays. Certes, la justice reste importante si l’on souhaite discipliner les troupes et prévenir les exactions futures. Cependant, juger et condamner des membres des forces gouvernementales dans le contexte actuel pourrait déstabiliser davantage le régime, en fragilisant un pouvoir déjà contesté, et en risquant d’alimenter des velléités de coup d’État militaire de la part d’éléments plus radicaux. Par ailleurs, un processus judiciaire serait d’autant plus déstabilisateur qu’il devrait aussi concerner les combattants druzes qui se sont rendus coupables d’exactions ces derniers jours. On comprend donc aisément pourquoi la justice n’est prioritaire pour aucun des protagonistes. Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.Publié par Dominique Manga Auteur Thomas Pierret Chargé de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)

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