Violences ethniques dans l’État de Manipur : comment expliquer les atermoiements du gouvernement indien ?
Début août, dans l’État de Manipur (nord-est de l’Inde), l’enterrement de 35 membres de l’ethnie Kuki tués lors d’affrontements les ayant opposés à des représentants de l’ethnie Meitei, majoritaire dans cet État, a été remis à plus tard. Les Meitei se sont en effet opposés à ce que cette inhumation collective se déroule selon le plan initialement prévu, affirmant que cela provoquerait une nouvelle montée de tensions et donc de nouvelles violences.
Cet épisode est le dernier en date du conflit ethno-religieux qui ensanglante le Manipur depuis des mois. Il met aux prises la communauté Meitei, qui est hindoue et compte pour un peu plus de 50 % des habitants de l’État, avec les communautés tribales Kuki et Naga, majoritairement chrétiennes.
Depuis le mois de mai, ces violences ont causé 80 morts et contraint des milliers de personnes à fuir. Pourtant, le gouvernement central de New Delhi n’a réagi – et seulement en paroles – que lorsque les images d’une attaque choquante contre deux femmes ont été diffusées en ligne fin juillet.
Cette vidéo insoutenable a montré deux femmes Kuki forcées par un groupe d’hommes à marcher complètement nues dans les rues d’un petit village de Manipur. L’une des femmes aurait ensuite subi un viol collectif. Les médias ont indiqué que les hommes seraient issus de la communauté Meitei.
L’inaction du gouvernement
Le Manipur, en rouge sur cette carte, est située à la frontière du Myanmar. Wikimedia
Les députés de l’opposition ont déposé une motion de censure contre le premier ministre Narendra Modi, invoquant l’incapacité de son gouvernement à mettre fin aux violences.
Après que la vidéo a été largement partagée en ligne, et plus de deux mois après que les affrontements ont éclaté, Modi a fini par s’exprimer. Il a qualifié les faits d’« incident honteux » et a déclaré que les gouvernements des États devaient renforcer leurs systèmes juridiques afin de protéger les « mères et les sœurs » du pays.
Toutefois, il n’a pas manqué, dans cette même déclaration, de rappeler des exemples de violences commises dans les États dirigés par l’opposition, et n’a pas condamné les violences de manière générale. Au bout du compte, la motion de censure a été rejetée, après quelques jours de débats durant lesquels Modi avait finalement accepté de s’exprimer devant le Parlement, réitérant alors des propos similaires.
Une grande partie de l’élite politique indienne a gardé un silence assourdissant ou s’est livrée à du « whataboutism », c’est-à-dire qu’elle a mis en avant d’autres faits, commis ailleurs, pour minorer la portée des événements survenus dans le Manipur. Ainsi, lorsque la ministre chargée des femmes et du développement de l’enfant, Smriti Irani, a été interrogée au Parlement sur les violences faites aux femmes au Manipur, elle a éludé sa responsabilité et pointé du doigt les violences commises dans les États gouvernés par l’opposition.
Il s’agit d’une nouvelle illustration de l’indifférence du gouvernement de l’Inde à l’égard des violences visant les femmes. De même, l’administration actuelle s’est toujours montrée parfaitement apathique face aux discriminations et violences dont sont victimes les communautés marginalisées et minoritaires.
Les femmes figurant dans la vidéo ont depuis déposé plainte auprès de la Cour suprême de l’Inde. Les avocats qui les représentent ont affirmé que la police avait collaboré avec les auteurs de ces actes. Dans un communiqué, la Cour suprême a déclaré que la violence à l’encontre des femmes au Manipur avait atteint une « ampleur sans précédent ».
Derrière les violences
Le Manipur est un petit État d’environ trois millions d’habitants situé à la frontière du Myanmar. La proximité de cette frontière a rendu le Manipur particulièrement sujet aux insurrections et aux conflits. Les cas de violences ethniques sont souvent attribués aux décennies de conflits non résolus entre divers groupes tribaux et non tribaux.
Les récentes violences ont été déclenchées par la décision de la Haute Cour du Manipur en avril 2023 d’inclure la communauté Meitei, majoritaire dans l’État, dans la liste des « tribus répertoriées ». Or le fait de classer un groupe dans cette catégorie confère à ses membres des garanties constitutionnelles spéciales, du moins sur le papier.
Pourtant, d’après de nombreux indicateurs sociaux, tels que l’accès à l’emploi et à l’éducation, la communauté Meitei affiche de meilleurs résultats que les autres groupes ethniques du Manipur.
Les communautés tribales kuki et naga craignent que si les Meitei sont classés dans la catégorie des tribus répertoriées, leur influence politique, déjà très importante dans l’État, s’en trouvera encore renforcée. Les communautés tribales redoutent également que cela permettra aux Meitei d’acheter des terres et de s’installer dans les zones Kuki.
Le conflit né de ces tensions a abouti à l’incendie d’églises, à des violences sexuelles, à des meurtres et à d’autres atrocités.
En réaction à l’explosion de violence observée en mai, les autorités du Manipur ont bloqué Internet dans l’État. L’ordonnance en ce sens publiée par le gouvernement affirme que des « éléments antisociaux » utilisent les réseaux sociaux pour « exacerber les tensions au sein de l’opinion publique » et qu’il s’agit d’une mesure nécessaire pour arrêter la propagation de la désinformation.
Les blocages arbitraires d’Internet, décidés pour une grande variété de raisons, sont devenus trop courants en Inde, malgré un arrêt rendu en 2020 par la Cour suprême qui a déclaré que la suspension d’Internet était une « mesure drastique » que les gouvernements des États ne devaient utiliser que si elle était « nécessaire et inévitable ».
Pourquoi le Manipur a-t-il été tellement négligé ?
Les États du nord-est de l’Inde ont longtemps été considérés par le gouvernement central comme périphériques, aussi bien du point de vue du développement que de celui de la géographie. Des États comme le Manipur ont été soumis à une « gouvernance néocoloniale » et n’ont pas bénéficié d’un développement social, politique ou économique suffisant, parce qu’ils sont souvent perçus comme des « zones d’ombre amorphes » au sein de l’Inde.
Les habitants de la région ont souvent été négligés et considérés comme des étrangers par le reste du pays. Les gouvernements centraux successifs ont pour la plupart jugé que ces régions devaient être militarisées, disciplinées et surveillées par des forces de police importantes.
Le Manipur a également été soumis à des lois abusives telles que l’Armed Forces Special Powers Act, qui accorde aux forces armées indiennes des pouvoirs spéciaux pour maintenir l’ordre dans les « zones perturbées ». Cette militarisation a contribué à une violence constante dans la région.
Le vernis démocratique de l’Inde lui a permis d’échapper à l’examen par le reste du monde des violences ethniques qui se déroulent actuellement à Manipur. L’indignation internationale concernant ces faits a jusqu’ici été minime. De fait, Modi a été accueilli avec tous les honneurs dans ces prétendus bastions de la démocratie que sont les États-Unis (fin juin) et la France (mi-juillet).
Durant sa visite à Washington, un journaliste a interpellé Modi sur le déclin du respect des droits de l’homme et de la démocratie en Inde. Le premier ministre a répondu que la démocratie est dans l’ADN de l’Inde et qu’elle a été instaurée pour tous, indépendamment de la caste, de la croyance, de la religion et du sexe.
La visite de Modi en France en juillet pour conclure de nouveaux accords de défense a coïncidé avec l’adoption d’une résolution du Parlement européen exhortant les autorités indiennes à prendre des mesures pour mettre fin à la violence au Manipur. Toutefois, Emmanuel Macron n’a pas évoqué cette question lors de son entrevue avec lui.
Si des États comme les États-Unis et la France croient véritablement aux droits de l’homme, ils doivent adopter une position beaucoup plus ferme à l’égard de l’évolution actuelle de l’Inde, qui dérive vers toujours plus d’autoritarisme et d’illibéralisme.(source The Conversation)
Publié par DOMINIQUE MANGA dans.
AUTEUR
Jay Ramasubramanyam
Assistant Professor, Law & Society Program, York University, Canada
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