Migrations africaines : et si on relisait Jean-Christophe Rufin ?
Migrations africaines : et si on relisait Jean-Christophe Rufin ?
Chaque année, des dizaines de milliers de personnes provenant de pays du Sud tentent de rejoindre les pays riches.
En 1991, alors que l’URSS était sur le point de disparaître, l’écrivain, politologue et diplomate Jean-Christophe Rufin, entré depuis à l’Académie française, publia un ouvrage qui fit date et dont le titre, L’Empire et les nouveaux barbares, ferait sans doute froncer les sourcils aujourd’hui. Il n’y avait pourtant aucune raison d’y voir malice puisque son essai se voulait « une longue métaphore latine » inspirée du regard de l’historien romain Polybe sur la chute de Carthage.
« L’affrontement Est-Ouest est mort ; l’affrontement Nord-Sud le remplace », proclamait Rufin en 1991. Cet affrontement Nord-Sud lui apparaissait inévitable du fait des dynamiques démographiques contrastées des deux zones.
Le livre comportait notamment une carte en noir et blanc intitulée « L’équateur démographique ». « Il suffit de représenter sur une carte les taux d’accroissement annuels de la population : un équateur humain apparaît », constatait l’auteur. En effet, de part et d’autre d’une limite fixée en fonction du taux naturel d’accroissement de la population à plus ou moins 15 ‰ (en 1988) se révélaient deux hémisphères, distinguant ainsi un Sud et un Nord.
Il en ressort qu’il n’y a plus véritablement d’équateur marquant la limite des 15 ‰, mais une sorte d’îlot continental (en vert) centré sur l’Afrique et affichant pour certains pays des taux d’accroissement naturel supérieurs à 30 ‰ (jusqu’à 37 ‰ au Niger).
Un certain nombre de pays, notamment en Amérique latine et en Asie, ont changé de catégorie et sont passés (en rouge) de l’autre côté de ce que J.-C. Rufin appelle le limes, terme évoquant les frontières du monde romain à l’Antiquité. Géographiquement, il ne s’agit donc plus tout à fait d’un équateur, et le « Sud » de l’auteur est aujourd’hui circonscrit dans des limites plus étroites qu’en 1991. Pour autant, l’idée de limes qui lui sert de fil rouge tout au long de son ouvrage peut demeurer d’actualité.
L’intérêt de relire L’Empire et les nouveaux barbares trente ans après sa première publication vient précisément du fait que J.-C. Rufin, avec son regard croisé de géopolitologue et d’humanitaire, avait pressenti que la « menace communiste » allait être remplacée, aux yeux des pays capitalistes du Nord, par une « menace migratoire » que les pays riches chercheraient à toute force à juguler :
« Le nouveau limes contemporain entre Nord et Sud marque l’avènement en douceur d’une morale de l’inégalité, d’une sorte d’apartheid mondial. Dans l’idée de limes, il y a plus ou moins implicitement l’intention de définir et de protéger la civilisation du Nord. »
Cette frontière entre le rouge et le vert symbolise non seulement l’écart entre les taux d’accroissement naturel mais aussi, et surtout, le creusement des inégalités entre le Nord et le Sud – ce qui suscite, chez un certain nombre d’habitants du Sud, la tentation de la migration vers le Nord.
Le Nord a-t-il entretenu un « malthusianisme naturel » ?
L’essai de J.-C. Rufin souligne l’impact qu’a eu, deux siècles durant, l’œuvre du philosophe britannique Thomas Malthus (1766-1834). Malthus craignait le déséquilibre qui pourrait s’établir si la population croissait plus vite que les ressources nécessaires à sa subistance. Une vision qui a été remise au goût du jour au XXe siècle au vu de l’accroissement rapide de la population africaine.
Rufin lui-même avait à la fin des années 1980 failli être expulsé d’Éthiopie pour avoir proposé, en sa qualité de responsable d’Action contre la Faim, d’intégrer un volet « planification familiale » dans l’aide d’urgence apportée à ce pays frappé par des famines récurrentes et engagé dans une longue guerre contre l’Érythrée. Dans son texte de 1991, il pointait le risque que les pays du Nord, effrayés par la croissance démographique de ceux du Sud, décident de laisser les « fléaux malthusiens » (c’est-à-dire les maladies, les famines et les guerres) décimer ces populations sans intervenir pour leur prêter assistance.
Cette crainte qu’il exprimait en 1991 a été souvent remise en avant depuis, notamment au sein des pays du Sud.
Ainsi, la gestion de la pandémie du sida a prêté le flanc à la critique quand, en 2001, les laboratoires pharmaceutiques du Nord ont intenté une action en justice pour tenter d’interdire à ceux du Sud de fabriquer des traitements à bas prix pour les pays les plus touchés, dont l’Afrique du Sud. La pression de l’opinion internationale a toutefois fini par faire céder les grands laboratoires qui ont accepté en avril 2001 de vendre aux pays du Sud en situation d’urgence sanitaire leurs traitements à prix coûtant.
D’autres graves épidémies ont frappé l’Afrique, notamment Ébola, qui a causé la mort d’au moins 20 000 personnes en Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2016. Mais dans ce cas précis, le Nord n’a pas ménagé ses efforts pour aider à juguler ce fléau.
De même, la pandémie du Covid (2020-2022) a donné lieu à une vaste opération de solidarité coordonnée par l’OMS pour la distribution gratuite de plus d’un milliard de doses de vaccins (initiative COVAX). Le continent africain a d’ailleurs été relativement peu touché par le virus.
En termes de « malthusianisme naturel », il est vrai que les guerres en Afrique ont causé des millions de morts (2 millions au Biafra, 6 millions en RD Congo, plus de 5 millions d’enfants en vingt ans). Par ailleurs, il est clair que les famines n’épargnent pas le Sud. Dans certaines régions – le Sahel, la Corne de l’Afrique, le sud de Madagascar –, elles sont récurrentes. Mais, là encore, la communauté internationale se mobilise assez vite, de même que lors des catastrophes naturelles (cyclones, inondations). Les interventions sont parfois rendues compliquées par les guerres, mais il est tout à fait excessif d’accuser le Nord d’avoir, dans toutes ces situations, « traîné » pour résoudre les problèmes.
Pour autant, ces fléaux ont pu alimenter des théories du « complot blanc » pour exterminer les populations africaines. On n’a d’ailleurs pas oublié que Jean-Marie Le Pen, en 2014, avait évoqué « Monseigneur Ébola » pour résoudre l’explosion démographique. La diffusion de ces théories du complot s’appuie également sur le détournement de certains propos tenus par des personnalités notables du Nord, comme Bill Gates.
Des « zones tampons » face aux mouvements migratoires Sud-Nord ?
L’abandon du Sud craint par J.-C. Rufin aurait pu passer, selon ses termes, par « une politique sélective consistant à n’assister que les États-tampons, ceux qui sont situés le long du limes et doivent assurer sa stabilité ».
Plusieurs décisions pourraient apparaître comme des illustrations de cette prévision. Un premier exemple est venu de l’accord signé entre l’Union européenne et la Turquie en 2016 afin de « bloquer » les migrants désireux de demander l’asile en Europe. La Turquie apparaissait donc bien comme un État-tampon, à qui l’Europe a versé deux fois 3 milliards d’euros, accordé de larges facilités pour l’obtention de visas, et promis un examen bienveillant de sa demande d’adhésion à l’UE. Ce Pacte migratoire a été renouvelé en 2021.
En 2010, l’Italie avait failli conclure un accord similaire avec la Libye. Mais le pays est devenu depuis un État failli et l’UE a entrepris de « repousser ses frontières au sud du Sahara ».
C’est ainsi qu’à Agadez (Niger), ville considérée comme l’une des plaques tournantes des migrations subsahariennes, l’UE a obtenu des autorités qu’elles punissent les passeurs de façon drastique. Pour compenser le « manque à gagner » (car les populations de cette région vivaient du trafic de migrants), elle a débloqué en 2017 un premier programme d’aide (30 millions d’euros.
Parallèlement, le HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés) et l’OFPRA (Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides) ont délocalisé leurs antennes au Niger et dans d’autres pays sahéliens, notamment au Tchad, pour instruire les dossiers de candidats à l’asile dans ce qui pouvait effectivement apparaître comme une nouvelle « zone-tampon ».
Il est également un territoire du Sud qui n’est pas géographiquement un État-tampon mais qui a été démarché par un pays du Nord pour accueillir des migrants : le Rwanda. L’accord passé le 14 avril 2022 entre le Royaume-Uni et le Rwanda (et validé par la Haute Cour de Londres le 19 décembre 2022) prévoyait que toute personne entrée illégalement dans le pays pourrait être relocalisée au Rwanda, moyennant un financement de 120 millions de livres (144 millions d’euros). Qualifié de scandaleux par de nombreuses associations de défense des droits humains, ce programme n’est pas très éloigné de ce qui avait été mis en place en Turquie, au Niger et au Tchad.
L’apartheid mondial ?
Sur le terrain de la croissance démographique, il a fallu attendre assez longtemps après l’ouvrage de J.-C. Rufin pour voir d’autres auteurs briser le tabou du malthusianisme. Avec des titres qui ont alimenté les controverses, Serge Michailof, dans Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? (2015) puis Stephen Smith dans La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (2018) allaient dans le même sens. Leurs textes ont soulevé les protestations de certains chercheurs qui les ont accusés de faire « le jeu de l’extrême droite ».
Pourtant ni l’un ni l’autre, pas davantage que Rufin, ne peuvent être suspectés de soutenir la théorie du « grand remplacement ». Ils sont simplement dans leur rôle de chercheurs et ils exercent leur métier avec la rigueur et les nuances que l’on attend d’eux.
On en revient alors à « l’apartheid mondial », dont Rufin parlait en début d’ouvrage, ce creusement abyssal des inégalités entre le Nord et le Sud qui entraîne des tentations migratoires toujours plus sensibles.
De part et d’autre du nouveau limes qui a remplacé son « équateur démographique », ces « différences » ne cessent de s’accroître depuis trente ans et justifieront peut-être une révision de la Convention de Genève qui élargirait le droit d’asile aux migrants économiques (voire climatiques). Il n’est pas sûr que les opinions publiques du Nord y soient prêtes… (source The Conversation)
Publie par Dominique Manga dans
Auteur
Christian Bouquet
Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne
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